Un texte de Guillermo Kozlowski qui explore le rapport entre cinéma et folie à travers trois films: Le testament du Docteur Mabuse de Fritz Lang, Les Maitres Fous de Jean Rouch et Per Ulisse
Comment devenir fou aujourd’hui ?
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Regarder depuis la folie.
Le cinéma a créé plusieurs figures de fou, qui nous amènent dans différents modes de délire, différentes manières de se mettre à délirer notre époque. Nous proposons ici de regarder le monde du point de vue de trois de ces figures : celle du génie du mal, celle du fou prophète capable de voir la réalité derrière les apparences, celle du fou marginal.
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1 Le docteur est fou.
Les films que Fritz Lang a tournés autour du personnage de Mabuse1 (deux films en 1922, un en 1932 et un quatrième en 1960) sont adaptés d’une série de romans-feuilletons. Les trois premiers films ont été tournés en Allemagne; le dernier, aux États-Unis. Ils racontent les aventures du docteur Mabuse, un psychanalyste capable de maîtriser la volonté des gens par l’hypnose.
Comme le signale le titre du premier Mabuse, il s’agit d’« une image de notre temps », et on peut préciser : d’une image de l’Allemagne entre la fin de la Première Guerre mondiale et l’arrivée des nazis au pouvoir – grosso modo, « les années folles ».
L’histoire commence par deux mains qui prennent, un par un, des portraits de divers personnages, des hommes dont les caractéristiques évoquent différents milieux sociaux. On peut imaginer une sorte de catégorisation socio-économique de l’Allemagne des années 1920. Mais ces portraits « sociologiques », on les regarde d’un point de vue subjectif, du point de vue qui correspond aux yeux de celui qui tient les images. Le plan suivant est le contre-champ du précédent : l’homme qui manipule ces images, il les mélange comme s’il s’agissait d’un jeu de cartes. C’est Mabuse, le joueur, et il s’agit d’une image de ce temps-là.
Chacun de ces personnages, par leurs traits épais, leurs favoris abondants, leurs barbes carrées, leurs regards volontaires, semblent avoir une forte volonté, mais ils sont dans les mains d’un joueur de cartes. On verra plus tard que ces personnages ne sont que les différents déguisements utilisés par Mabuse pour ses actions. Et le joueur de cartes est objet lui-même d’un cinéaste… à moins qu’il ne s’agisse du contraire ? On peut penser à la phrase de Spinoza : « Les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs volontés, et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir».
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Le fonctionnement de la folie dans le film
Après la présentation du joueur et de ses différentes identités, on assiste à une machination ourdie par Mabuse et ses acolytes. Mabuse organise le vol d’un traité commercial ; la nouvelle du vol se répand, les actions de l’entreprise perdent ainsi toute leur valeur. Il achète alors ces titres et restitue immédiatement le traité aux destinataires, l’action remonte et dépasse même le prix affiché au début de la scène.
Il y a un contraste entre ces deux mouvements. D’abord, la machination : tout y est réglé, chaque mouvement s’agence avec le suivant au bon moment. Une montre en gros plan nous suggère à quel point tout est rationnellement organisé. Le montage lui-même est un découpage « chirurgical » de l’action, mouvement par mouvement, presque geste par geste. Il y a très peu de personnages dans chaque plan et la volonté de chaque personnage est claire. Chacun sait ce qu’il veut et il agit efficacement en conséquence. Ensuite, on se retrouve dans la bourse où la nouvelle du vol est diffusée, : tous les agents de change se regardent. Soudain, l’un d’entre eux se lance : il vend. Les autres le suivent, tout devient confusion, folie. Seul Mabuse, sous un deuxième déguisement, debout sur une estrade, attend… impassible. Un plan large montre des dizaines d’hommes en panique, un grouillement de chapeaux hauts de forme. La volonté s’est perdue, les gestes n’ont plus d’efficacité directe. Ce n’est plus une machine, mais une sorte de grouillement organique.
Mabuse utilise la part d’ombre des gens et il parvient à atteindre les limites de leur volonté, à détisser leur prise sur le monde, à les plonger dans la folie.
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La folie dans Mabuse
Doué d’une intelligence hors du commun, Mabuse met en œuvre toutes sortes de complots… pour jouer, par amour du pouvoir. Il est l’un des premiers de toute une série de héros du mal au cinéma, plus tard, lui succéderont Dr No, Fantômas ou le Jocker parmi beaucoup d’autres. Ces génies du mal sont une figure récurrente depuis plus d’un siècle, ils sont fous dans leurs objectifs, mais incroyablement efficaces dans la mise en place de complots d’une ampleur inouïe. Ils font le mal rationnellement, ce qui dans l’époque moderne est un paradoxe.
Dans le cas de Mabuse, le paradoxe est renforcé par le fait qu’il est un docteur, la figure la plus importante et surtout la plus incontestable de la modernité, celui qui incarne le bien. D’ailleurs, après la séquence de la bourse, lorsqu’il prononce une conférence sous sa véritable identité de psychanalyste, et sans déguisement (c’est le seul moment où il se présente ainsi), il parle d’une thérapie qui pourra soigner tous les maux. C’était une vaine promesse, puisque lui-même sombrera dans la folie. D’ailleurs, non loin de là, un collègue de Mabuse écrit en 1927 un court ouvrage intitulé : « L’avenir d’une illusion », l’illusion étant celle d’une société humaine organisée rationnellement. Le constat de Freud est sans appel, on ne peut pas se débarrasser complètement des pulsions : les Hommes ont un corps. « Il faut compter, me semble-t-il avec le fait qu’existent chez tous les êtres humains des tendances destructrices, donc anti-sociales et hostiles à la civilisation, et que chez un grand nombre de personnes, ces tendances sont assez fortes pour déterminer leur comportement dans la société humaine »2.
Le constat de Lang est que non seulement la folie ne disparaît pas avec le progrès, mais elle peut très bien se diffuser par la science et la technique. Mabuse est un scientifique et, dans le troisième opus, Mabuse meurt à la moitié du film. Mais sa mort n’est pas sa fin : son œuvre est continuée par le directeur de l’asile dans lequel il était enfermé. Dans « Le testament du Dr. Mabuse », c’est un dispositif technique de diffusion radio qui sert à transmettre les ordres. Et dans « The Thousand Eyes of Dr. Mabuse », c’est la surveillance vidéo qui devient l’outil de son action. D’ailleurs, dans le « Le testament… », c’est le dispositif technique lui-même qui semble diriger l’action et mener les hommes vers la folie. Comme Kent, l’un des cadres de l’organisation criminelle, est quant à lui poussé vers le crime par le chômage. Dans l’évolution de la série des Mabuse, le rêve d’un monde façonné par la volonté des hommes s’éloigne de plus en plus, même lorsqu’il s’agit de la volonté du mal.
La folie est toujours inquiétante, souvent liée à la nuit. Elle hante tous les personnages, à quelques exceptions près, l’inspecteur Lohman dans « Le testament… » : il a un bon sens à l’ancienne, à l’instar de la fiancée de Kent. Les autres sont toujours à la limite, leur volonté vacille. La folie apparaît souvent dans le film en surimpression et se transmet par l’hypnose… On peut enfermer les corps qui la contiennent, mais elle est immatérielle, une sorte de fantôme qui hante la civilisation elle est inhérente à la mécanique de la société.
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2 Les maîtres sont fous.
Le documentaire « Les Maîtres fous » tourné par Jean Rouch au Ghana est sorti en 1955. Le pays est alors une colonie britannique depuis les années 1870. Cependant, le pouvoir y est largement « africanisé » : le premier ministre N’krumah a été désigné par une assemblée élue en 1951. Il sera réélu lors des législatives de 1956 et, en 1957, proclamera l’indépendance du pays.
Un carton au début du documentaire nous dit ceci : « Venus de la brousse aux villes de l’Afrique noire, de jeunes hommes se heurtent à la civilisation mécanique. Ainsi naissent des conflits et des religions nouvelles. Ainsi s’est formée vers 1927 la secte des Hauka ».
Puis une voix off, illustrée par quelques plans de la ville, nous décrit rapidement la ville d’Accra, l’une de ces « Babylone noires ». Parmi les nombreux immigrés qui s’y retrouvent, la voix nous dit que les plus intéressants sont peut-être ceux qui appartiennent à la communauté des Abramas. Les dimanches soir « ils quittent la ville pour appeler les dieux nouveaux, les dieux de la ville, les dieux de la technique, les dieux de la force : les Hauka ».
Le film nous montre ensuite ces hommes et ces femmes au travail, dans un quotidien tranquille et souriant, en plein jour. La voix off nous dit qu’ils sont dockers, kayakaya (manœuvres), smugly (smuglers, contrebandiers), grass boy, hygiene boy, cattle boy, tim boy, timber boy, gutter boy ou goldmine boy.
Bref, des scènes de la vie quotidienne, une ville, ses habitants, leurs occupations. Mais dans cette énumération, il y a déjà toute la folie du colonialisme : à part kayakaya, les métiers exercés sont nommés dans la langue du colonisateur, le contraste avec les images crée immédiatement un malaise. Accentué sans doute par la répétition, presque tous les métiers sont suivis de « boys », garçons, tandis que les images nous montrent des adultes. Ils n’ont pas un métier, mais ce sont des garçons qui ont une tâche, ils ne sont pas « miners » mais « goldmine boys », par exemple. On commence à annoncer le problème : il n’y a pas quelque chose de monstrueux, tapi dans la jungle, attendant la nuit pour se manifester… La folie est dans ces images du quotidien, dans la ville, en plein jour. Tout semble être à la bonne place et le problème est justement cette apparence.
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Le fonctionnement de la folie dans le film
Le film nous amène alors en balade un dimanche après-midi avec les Hauka, d’abord en voiture, puis une heure de marche à pied. On arrive ainsi dans une plantation perdue dans la brousse.
Quelques draps à l’entrée sont « l’Union jack », une termitière peinte en blanc est le palais du gouverneur. Peu à peu certains membres de la secte vont entrer en transe, ils vont être possédés par l’esprit du gouverneur, du général, de la locomotive, de la femme du docteur, du mauvais commandant ou encore du caporal de garde. Écumants de salive, les yeux révulsés, ils vont mimer les scènes du pouvoir colonial. Les colères du général, la marche de parade des soldats britanniques, ou encore les réunions chez le gouverneur.
Le film montre ensuite quelques images de ce pouvoir colonial, ses parades, ses tenues d’apparat, ses formations militaires géométriques et chronométrées.
Qui sont alors les maîtres fous ? Les maîtres coloniaux qui veulent imposer un régime fou ou alors les Hauka devenus maîtres dans le domaine de la folie ? Probablement les deux, simplement la folie des blancs est de vouloir bannir la folie du monde, la folie devient alors impensable.
La folie des Hauka est au contraire, une manière de penser ; leur délire n’est pas « n’importe quoi ».
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La folie dans « Les maîtres fous »
Dans Mabuse la folie est une sorte de spectre (souvent Mabuse lui-même en transparence). Ici la folie est au contraire physique, c’est le rejet physique d’un ordre disciplinaire. La différence entre la cérémonie des blancs (la parade militaire) et celle des Hauka est que dans la première, le corps doit disparaître derrière la volonté qui contrôle chaque geste. Tandis que dans la deuxième, on assiste au rejet par le corps de ce contrôle (les convulsions, les saccades, les gestes incontrôlés, les yeux révulsés). La séquence chez les Hauka est filmée avec une caméra à l’épaule, à hauteur d’homme, on sent la présence physique du cameraman. La parade est au contraire filmée avec une caméra sur pied, en plongée (la caméra est en hauteur), c’est le caractère mécanique qui est accentué.
Ce n’est pas la problématique de Freud, mais plutôt celle du psychiatre antillais Frantz Fanon : politiser la folie. « Il y a donc dans cette période calme de colonisation réussie une régulière et importante pathologie mentale produite directement par l’oppression »3. Fanon avait remarqué en Algérie qu’une des réponses efficaces des colonisés est un renouveau dans la culture. « Les conteurs qui récitaient des épisodes inertes les animent et introduisent des modifications de plus en plus fondamentales. Il y a une tentative d’actualiser les conflits, de moderniser les formes de lutte évoquées, les noms des héros, le type d’armes (…) Le colonialisme ne s’est pas trompé qui, à partir de 1955, a procédé à l’arrestation systématique4 des conteurs. Le contact du peuple avec la geste nouvelle suscite un nouveau rythme respiratoire, des tensions musculaires oubliées et développe l’imagination. Chaque fois que le conteur expose devant son public un épisode nouveau, on assiste à une réelle invocation. Il est révélé au public l’existence d’un nouveau type d’homme. Le présent n’est plus fermé sur lui-même mais écartelé »5. Là aussi il est question du corps, de la respiration, des muscles. Et il ne faut pas se tromper, ce n’est pas une catharsis (du moins dans le sens faible qu’est accordé au mot couramment), il s’agit d’action et de pensée, d’inventer des moyens pour expulser réellement, et physiquement, le pouvoir colonial d’Afrique.
Il y a un « Happy end » au « Testament du docteur Mabuse », le psychiatre qui prend la relève de Mabuse devient fou à son tour (comme Mabuse lui-même à la fin de l’épisode précédent), la volonté du mal a aussi des limites. Le docteur est à son tour enfermé dans un asile, isolé au milieu d’une forêt en pleine nuit. La victoire n’est certes que provisoire, mais momentanément la folie est contenue, emprisonnée dans un corps, enfermée dans une institution, isolée de la ville. « Les Maîtres fous » finit devant l’hôpital psychiatrique, dehors et en plein jour. Des Hauka que l’on avait vus possédés lors de la cérémonie travaillent à creuser une canalisation, ils sont souriants. Il ne faut pas enfermer cette folie, il y a à apprendre de cette folie, devenir un maître fou, dans le sens d’élaborer un savoir à partir de la folie. Il n’y a pas de barrière infranchissable entre la folie et la raison, la limite entre la folie et la raison est perméable, tout comme la limite entre la fiction et le documentaire dans le film de Rouch. Bien entendu la cérémonie Hauka existe, mais il y a une mise en scène de cette cérémonie, le cameraman assume d’en faire partie, le montage est fait depuis le point de vue du réalisateur.
Dans un célèbre tableau de Goya on voit un homme endormi sur un bureau, sur ce même bureau une phrase : « El sueño de la razón engendra monstruos ». On peut traduire cette phrase : « le sommeil de la raison engendre des monstres », mais tout aussi bien : « le rêve de la raison engendre les monstres ». Le film de Fritz Lang correspond plutôt à la première interprétation, celui de Jean Rouch à la deuxième.
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3 Aujourd’hui tout est fou.
Le point de départ de « Pour Ulysse6 » de Giovanni Cioni, sorti en 2013 est « Un centre de socialisation à Florence, fréquenté par des ex-toxicomanes, des gens sortis de prison, des sans-abris, des personnes avec des troubles psychiatriques » nous dit le synopsis du film. Le réalisateur est arrivé pour animer un atelier vidéo, puis il est resté, et s’est mis à travailler un film avec certains habitants de la maison.
Au début de ce film il y a un homme qui tente difficilement de sortir de la mer, il n’est plus très jeune, son corps porte des marques du temps, des rides, des cheveux blancs, il est un peu bedonnant, on aperçoit quelques vieux tatouages sur son bras. Il se débat, autour de lui les vagues continuent impassibles. La caméra bouge, elle aussi ; et l’image est au ralenti. Il n’y a aucun point de repère fixe : ni Ulysse, ni le contexte, ni le temps. Et par ailleurs ce n’est pas le début de l’histoire, c’est au milieu de l’Odyssée (le chant XIV alors que l’ouvrage en compte XXIV) qu’Ulysse revient à Ithaque.
Ensuite Pénélope raconte qu’elle a cherché Ulysse, c’est une femme entre deux âges qui marche dans une cour. Elle raconte aussi qu’elle l’a laissé partir.
Un homme joue de la guitare, il explique qu’il a été diagnostiqué : « Délinquant habituel, asocial chronique, dangereux pour lui et pour les autres, schizophrène, psychotique et paranoïaque ».
Puis des images de la mer, la couleur est saturée, un bleu électrique, on ne sait pas très bien ce qu’est cette mer. En tout cas, elle n’est pas un point de repère non plus, elle a été trafiquée. Ce n’est pas une mer naturelle, ou alors la nature n’est pas transparente au savoir des hommes.
Puis deux hommes se succèdent, ils témoignent en face de la caméra, devant un mur blanc. Tous les deux racontent des problèmes d’argent. Le premier a eu de l’argent, qu’il a obtenu illégalement, mais il l’a perdu et maintenant il est un « homme normal », il doit travailler. Le deuxième avait réussi à vivre sans travailler, mais maintenant c’est fini, il doit lui aussi travailler. Ils bougent sans arrêt de manière compulsive, ils sortent tout le temps du cadre.
Peut-être que tout est folie dans notre monde.
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La folie dans « Pour Ulysse »
Dans « Les Maîtres fous » la frontière entre réalité et fiction était ténue, ici elle est beaucoup plus complexe. Il n’y a pas deux modes d’appréhender le monde, mais une dizaine de discours différents. Le témoignage, l’analyse, la poésie, des discours scientifiques, mais aussi le mythe d’Ulysse (raconté à la première personne ou inscrit dans des intertitres), des chansons. Aussi toutes sortes de mises en scène, depuis des interviews face à la caméra jusqu’à des moments de fiction pure, en passant par la répétition d’une pièce de théâtre. Ou encore des cartons, tous semblables dans la forme, avec des citations de l’Odyssée, des phrases prononcées par les personnages du film et d’autres dont on ne sait l’origine. Tous ces niveaux coexistent, les personnages se racontent avec des fragments de discours de teneur très différente.
Ce n’est plus la fiction ou le documentaire, la raison ou la folie, le vrai ou le faux, le jour ou la nuit, la ville ou la campagne. La raison avec un R majuscule a disparu, il n’y a plus de repères, elle a laissé la place à la raison comme capacité d’inventer une cohérence à sa vie personnelle, ou de raconter que sa vie a une cohérence. Or la vie de chacun de ces personnages ne tient pas dans un discours, les fragments de discours disparates qui la composent ne s’emboîtent pas, les raccords sont trop visibles, il y a trop de détours. Il est trop voyant que leur parcours n’est pas linéaire, c’est là qu’ils sont du côté de la folie. Vers la fin du film certains nous racontent des moments où ils ont été submergés par la folie. Ça peut arriver, ce ne sont pas des gens qui jouent à « faire les fous ». C’est là aussi qu’ils sont du côté d’Ulysse, celui qui prend 20 ans pour rentrer chez lui après la guerre de Troie… alors que son île n’est qu’à quelques centaines de kilomètres.
Ce n’est plus Freud ni Fanon, plutôt Felix Guattari et Gilles Deleuze lorsqu’ils parlent des nomades. Les vrais nomades sont comme les personnages du film, ils changent eux-mêmes en voyageant, ou changent sans même voyager. C’est-à-dire l’exact contraire de ce que le marketing appelle nomadisme : rester soi-même « normal », tout en faisant faire des folies à des avatars qui vous représentent, ou aller partout en se sentant chez-soi, parce qu’on connaît les codes. « …le nomade n’est pas forcément quelqu’un qui bouge : il y a des voyages sur place, des voyages en intensité, et même historiquement les nomades ne sont pas ceux qui bougent à la manière des migrants, au contraire ce sont ceux qui ne bougent pas, et qui se mettent à nomadiser pour rester à la même place en échappant aux codes »7, disait Deleuze dans une communication sur Nietzsche. Il avait précisé auparavant : « L’intensité a à voir avec les noms propres, et ceux-ci ne sont ni représentations de choses (ou de personnes), ni représentations de mots. Collectifs ou individuels, les présocratiques, les romains, les juifs, le Christ, l’Antéchrist, Jules César, Borgia, Zarathoustra, tous les noms propres qui passent et reviennent dans les textes de Nietzsche, ce ne sont ni des signifiants ni des signifiés, mais des désignations d’intensité, sur un corps qui peut être le corps de la Terre, le corps du livre, mais aussi le corps souffrant de Nietzsche : tous les noms de l’histoire c’est moi… Il y a une espèce de nomadisme, de déplacement perpétuel des intensités désignées par des noms propres, et qui pénètrent les unes dans les autres en même temps qu’elles sont vécues sur un corps plein »8. On pourrait ajouter d’autres noms : Pénélope, Ulysse, Hermès… Ulysse comme intensité c’est voyager tandis qu’on est l’objet de vents qui nous sont contraires. Non pas quelques éléments choisis pour nous représenter, mais la complexité d’une situation : ce qui est visible mais aussi ce qui est hors-champ. Dans l’intensité il y a un corps, la représentation c’est seulement quelques éléments isolés de la conscience auxquels il faut se soumettre.
Dans le film on assiste aux répétitions d’une pièce de théâtre, une femme proclame qu’elle se sent motivée, qu’elle ressent une force intérieure qu’elle ne peut expliquer… elle a besoin d’un centre de réinsertion. Une voix lui répond, sortie de nulle part, quelque chose entre une déesse et une présentatrice de télévision, c’est son assistante sociale : « t’as été choisie parmi plus de mille entretiens ». Elle est heureuse, elle est prête, elle crie de joie. Maintenant en pleine extase : « j’ai terminé mon parcours. Je suis une autre femme. Il ne me manque qu’un travail », elle est dans une représentation. C’est une pièce de théâtre, c’est cette pièce qu’on demande de jouer à tous les pauvres : acceptez de jouer le rôle, apprenez les codes, autrement vous relevez de la psychiatrie9. Qui sont les maîtres fous ?
Alors, qu’est-ce qu’une vie cohérente ? La réponse est en creux : un bon CV, un bon profil. C’est-à-dire une vie qui peut s’écrire avec un seul mode de discours, où « l’essentiel » est représenté et ce qui est hors-champ n’y a pas sa place.
Au fond, le seul signe de trouble psychiatrique inquiétant est de ne pas s’adapter, du coup on est tous fous puisque personne n’est complètement adapté. Dans un monde où la moindre marginalité est vécue douloureusement comme un échec, la folie est un échec plus ou moins important et une menace qui plane sur tous.
Ce n’est plus folie et raison, c’est folie et utilité, la folie est une perte de temps. De ce point de vue, la folie est un parcours non linéaire, une vie qui n’est pas « un projet de vie ». À moins que la folie ne soit, au contraire, l’idée qu’il existe un discours qui rend nos vies cohérentes, comme un parcours linéaire, comme une carrière bien menée, comme une histoire qui se raconte avec un seul type de discours.
À la fin du film on revient au quotidien, la plage, des baigneurs, certains des personnages qu’on a croisés au long du film sont là. Dans « Les maîtres fous » la folie était le reflet du quotidien, mais d’un quotidien un peu exceptionnel, puisqu’il s’agissait d’un quotidien dominé par un pouvoir colonial. C’est-à-dire d’un pouvoir venu d’ailleurs, dont on espérait la fin prochaine. Mais ici c’est le quotidien qui est tissé de folie.
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Conclusion ?
Aucun des trois n’est un film sur la folie ou les fous. Mais la folie est un élément moteur des trois films, et c’est par la folie que tous les trois sont profondément liés à leur époque. Il n’y a pas une évolution, chacun des trois films délire son époque, explore les limites à travers des figures différentes. Lorsque le cinéma montre le monde du point de vue de la folie, rentrer dans un film c’est en quelque sorte devenir fou. Être physiquement ailleurs. Non pas juste regarder un monde différent depuis chez soi mais participer physiquement d’un autre monde. En ce sens la folie n’est pas une perte de réalité, ou en dehors de la réalité, elle est une manière de penser.
Les époques ne sont pas équivalentes, parfois il est plus facile, plus joyeux, de délirer, et parfois non. D’autres questions s’ouvrent ; la question « comment devenir fou aujourd’hui ? » ne se pose plus : on est déjà fous. Mais comment faire quelque chose avec cette folie ? C’est-à-dire, comment devenir maître fou ? Comment sortir de cette raison qui nous pousse à devenir des petits gestionnaires de nous-mêmes comme des petites entreprises ? Comment retrouver d’autres dimensions que l’utilitarisme ? Comment activer, comment penser, aussi avec ce qui est hors champ ? Comment vivre les détours de nos vies sans sombrer dans la tristesse, le désespoir ou la folie ? Comment ne pas oublier Pénélope, qui objectivement n’était pas la plus belle des Grecques, et qui n’est plus toute jeune, dans les détours du chemin ? Comment attendre Ulysse, alors qu’il y a de bien meilleurs partis et que rien ne dit, objectivement, qu’il va revenir, en vivant sa vie, sans sombrer dans un espoir messianique ? Comment garder le cap vers Ithaque, qui n’est objectivement qu’un caillou misérable, malgré tout ?
1Fritz Lang a tourné quatre épisodes du docteur Mabuse, les deux premiers en 1922 : « Mabuse le Joueur, une image de notre temps » et « Inferno, une pièce sur les hommes de ce temps ». Puis en 1932 : « Le Testament du docteur Mabuse ». Il a également tourné un quatrième opus en 1960 : « Le diabolique docteur Mabuse ». Il s’agit d’une traduction très inadéquate du titre original « The Thousand Eyes of Dr. Mabuse », littéralement « Les mille yeux du docteur Mabuse ».
2FREUD, Sigmund. L’avenir d’une illusion, 1927, Édition Points, 2011, p 41.
3FANON, Frantz. Les damnés de la terre, 1961. Folio actuel, p 301.
41955 est l’année de sortie des « Maîtres fous ». Par ailleurs les Hauka ont fait eux aussi l’objet de plusieurs persécutions sanglantes de la part des autorités coloniales. À ce sujet on peut se rapporter à l’article de Finn Fuglestad : « Les Hauka. Une interprétation historique », Cahiers d’études africaines. Vol. 15 N°58, 1975, pp 203-216 (disponible sur le site www.persee.fr).
5FANON, Frantz. Les damnés de la terre, op cit, p 288.
6Ulysse est un des héros grecs qui ont vaincu Troie. C’est l’un des personnages centraux d’Homère dans l’Iliade, et l’Odyssée raconte le long périple de son retour. En effet après la victoire, le sort le fera errer d’île en île pendant vingt ans. Homère le caractérisera comme héros d’endurance, la principale force d’Ulysse est la ruse. Pendant son absence c’est sa femme, Pénélope, qui maintient sa lignée au pouvoir dans son île: Ithaque, repoussant jour après jours les avances des divers prétendants. Pour un aperçu passionnant du personnage et des diverses problématiques qu’il pose on peut écouter l’enregistrement de l’historien Jean Pierre Vernant sur France-culture : http://www.franceculture.fr/emission-archives-des-fictions-de-france-culture-une-histoire-d-ulysse-12-2006-05-17.
7DELEUZE, Gilles. « Pensée nomade » in Nietzsche aujourd’hui Tome 1 : Intensités, éditions 10/18, 1973, p 174.
8DELEUZE, Gilles. « Pensée nomade », op cit, p 169.
9C’est explicitement ce que dit la catégorie de MMPP. « MMPP est un sigle qui a été utilisé pour la première fois, en Belgique, par le FOREM, en 2010, pour désigner une partie de la catégorie de chômeurs la plus éloignée du marché de l’emploi. Il est formé des initiales de ‘Médical’, ‘Mental’, ‘Psychique’ et ‘Psychiatrique’ ». source : Wikipédia.