UNE ENIGME IRRÉDUCTIBLE

Il y a cinquante ans, Helga et Yann, sans se connaître, fuyaient leur pays natal et trouvaient refuge en Belgique. D’origine juive, ils emportaient avec eux les blessures d’une période noire et douloureuse où chacun à sa manière avait été frappé par l’horreur et la mort violente. Ayant connu l’exil et les difficultés de se voir acceptés dans un milieu où ils étaient d’abord l’étranger avec tout ce que cela suppose d’indifférence, d’incompréhension et trop souvent de mépris, ils vivent aujourd’hui dans un quartier populaire de Bruxelles où se rencontrent un grand nombre d’immigrés et de réfugiés. Devenus « Belges », Helga et Yann sont à leur tour confrontés à l’autre, l’étranger et reproduisent face à lui, les mêmes attitudes d’incompréhension qu’ils ont eux-mêmes connus lors de leur difficile intégration bruxelloise.

Nous / Autres, le dernier film documentaire de Giovanni Cioni se propose d’adapter cette contradiction étonnante en suivant des histoires différentes, quoique semblables, à celle de Yann et d’ Helga et en les confrontant avec beaucoup de pudeur à leur réalité présente. Plus qu’un portrait circonstancié, Nous / Autres est une lente et subtile interrogation sur comment peut-on comprendre la parole de l’autre dans ce qu’elle a d’incompréhensible, voire d’inacceptable? Restituant toute la complexité d’un tel questionnement, Giovanni Cioni travaille son film à partir de ce qui est la pierre angulaire : la relation. Celle d’abord illustrée par récits de Helga et de Yann, celle ensuite qui les voit aux prises avec les autres venus d’ailleurs, celle enfin qui les unit à ceux qui les filment. Très soucieux d’éviter toute réponse stéréotypée, Giovanni Cioni a pensé son film sur un effet de distance qui interdit le jugement réducteur. Il préserve ainsi la part de mystère qui préside à tout rapport à l’autre et qu’il nous restitue alors dans toute la fragile richesse de ses contradictions.

Nous/Autres commence par la mise en fiction des récits de Yann et d’Helga, joués par deux comédiens dans un appartement au bord de la ruine, aux murs décrépis, lézardés où un semblant de mobilier donne un sentiment de survie précaire. Dès l’abord dans ce travail théâtral véhiculant une vraie émotion, le rapport entre le cadre de vie et la parole qui en livre le parcours est voulu capital, essentiel. On retrouvera par après en découvrant la vie quotidienne de Yann et Helga, un même souci de les inscrire dans la vie et la géométrie de leur quartier, Giovanni Cioni nous fait bien sentir combien l’univers de ses personnages est indissociable des lieux où ils vivent.
Étrange et dérangeant, Nous/Autres développe une mise en scène du réel surprenante et efficace.

Abandonnant la démarche théâtrale du début, sorte de mise en garde indiquant que regarder le réel est d’abord le propos d’ une fiction personnelle, Giovanni Cioni, sous des allures de narration documentaire, en conserve des traces en faisant jouer certains « étrangers » lors de ses rencontres avec Yann et Helga.Oscillant sans cesse entre fiction et réalité, il casse l’effet interview, parvenant à donner à son propos une portée et une cohérence qui ne laissent pas indifférent.
En travaillant sur la théâtralisation du vécu, Giovanni Cioni réussit à impliquer le spectateur non seulement dans un rapport de sympathie avec les parcours difficiles et contradictoires de Yann et d’Helga mais aussi, et de façon très prenante, dans ces questions périlleuses touchant l’exil quotidien et le racisme ordinaire.
Cinéma de la responsabilité, inventif et jamais attendu, Nous/Autres, malgré une bande-son brutalement confuse et certaines longueurs dues à un montage trop lâche, nous propose un regard neuf et déroutant sur un sujet dont trop souvent le cinéma documentaire nous donne une image convenue en évacuant le vrai problème.
Avec Nous/Autres ce n’est pas le cas et c’est très bien.

Philippe Simon, Cinergie, décembre 2003